Organisées par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel à Paris, Venise et Milan, les manifestations internationalistes, protestataires, de l’Anti-procès des années 1960-1961 apparaissent dans le contexte turbulent de la guerre d’Algérie.
Plus intimement, elles font écho à deux drames distincts que détaillera Jouffroy dans son autobiographie Le Roman vécu paru en 1978 : le suicide du poète Jean-Pierre Duprey, son ami proche, « archange de la jeunesse révoltée », interné l’été 1959 à l’hôpital Sainte-Anne pour avoir uriné sur la flamme du Soldat inconnu, en protestation contre la répression en Algérie. Et puis l’assassinat de Nina Thoeren, fille de l’artiste-peintre Manina et belle-fille d’Alain Jouffroy (1).
« Je vivais jusqu’à l’exaspération le dégoût de la prétention littéraire et de la prétention politique. Toute la société où je vivais me semblait condamnée à mort. Quand le procès du réseau français de soutien au FLN commença et quand Francis Jeanson [philosophe existentialiste engagé, animateur du réseau qui portait son nom, organisé en soutien logistique à la lutte pour l’indépendance algérienne] fut condamné à mort par contumace, je n’eus qu’une idée : faire l’anti-procès public de la morale autoritaire de l’État, des flics, des militaires et de tous leurs complices civils. […] L’emprisonnement et le suicide de Jean-Pierre Duprey en étaient la clé, mais les lettres que m’écrivit Nina de juillet 1959 à juillet 1960, en étaient sans doute l’arrière-plan le moins conscient. » (Alain Jouffroy, Le Roman vécu, p. 241)
Événements expérimentaux au carrefour de l’art, de la politique et de la performance, les manifestations publiques de l’Anti-procès prennent la forme d’expositions collectives, de happenings, de séances musicales et de lecture poétique, de performances ritualisées ou spontanées, réunissant les œuvres et le soutien d’une soixantaine de poètes, musiciens et artistes de sensibilité et d’horizons très divers – ainsi Henri Michaux, Allen Ginsberg, Gregory Corso, Jacques Prévert, André Pieyre de Mandiargues, Méret Oppenheim, Manina, Octavio Paz, Hundertwasser, Lucio Fontana, Enrico Baj, Wifredo Lam, Yves Klein, Matta, Erró, Antonio Recalcati, Jean Tinguely… Lors de la première édition parisienne de l’Anti-procès – elle se tient du 29 avril au 9 mai 1960 – le peintre Matta prête son grand tableau La Question, hommage à Henri Alleg dont le livre avait révélé la pratique des tortures par quelques officiers de l’armée française en Algérie. Devant cette toile, une pièce de théâtre composée par Jouffroy et Lebel, jouée par les comédiens Erika Denzler et François Marie, met en scène deux amants condamnés à mort, accusés de s’être livrés à des ébats amoureux sur la tombe du Soldat inconnu.
La contestation des Anti-procès qui s’élève sur la critique de la violence d’État et celle de la guerre en Algérie s’élargira bientôt à d’autres motifs comme la récupération nationaliste de l’art au travers d’événements institutionnels telle que la Biennale de Venise. Publié par voie d’affiche au printemps 1960, le manifeste de l’Anti-Procès rappelait une formule de Marcel Duchamp : « Il faut abolir l’idée de jugement » que Jouffroy avait placé au-dessous de la photographie d’une guillotine en action. Au dire du poète, ce rapprochement faisait écho à l’attitude récente de 42 Sud-Africains, membres et dirigeants du Pan Africanist Congress (PAC), lesquels désobéissant aux lois discriminatoires en vigueur avaient récusé la justice du régime d’apartheid en se déclarant sans obligation morale d’obéir à ses lois.
Le texte qui accompagne l’illustration de l’affiche déclare le refus des signataires de « considérer le jugement moral autrement que comme une pratique anachronique et stérilisante » justifiant la coercition et l’arbitraire. En outre, il réaffirme le droit de l’homme à disposer de lui-même, la souveraineté du poète et de l’artiste et leur opposition à toute conception nationaliste ou régionaliste de l’art.
« Les manifestations que j’ai organisées avec Jean-Jacques Lebel à la galerie des Quatre Saisons, rue de Grenelle en avril 1960, et qui devaient se conclure à la galleria Brera de Milan, l’année suivante, ont été conçues dans cet esprit de contestation de toutes les institutions où s’élaborent les nouvelles formes de répression. […] Jean-Jacques Lebel m’y a aidé le mieux qu’il pouvait avec un sens de la provocation qui anticipait huit ans à l’avance celui de Daniel Cohen-Bendit. J’avais transformé mon petit appartement du 24 de la rue Vieille-du-Temple où l’on venait me voir à toute heure du jour et de la nuit. Nous formions alors l’espèce de comité central d’une micro-organisation révolutionnaire fantôme. […] Nous voulions à tout prix réveiller Paris, réveiller tous les gens réveillables autour de cette idée très simple, et que je crois toujours efficace : la mise en accusation bouffonne des accusateurs, des faiseurs de procès et de mort. » (Ibid. p.242)
En dépit du succès de ce premier Anti-procès, la presse parisienne rapporte l’événement, non sans condescendance parfois, adoptant le ton de douce raillerie, mi-amusé, mi-dédaigneux de la critique d’art dramatique Marcelle Capron dans les colonnes du quotidien Combat.
La deuxième édition de l’Anti-procès est vénitienne. Elle se tient du 18 juin au 8 juillet 1960 à la Galleria del Canale, à proximité de l’Accademia. Son catalogue reproduisant les œuvres exposées de Bona, Manina, Bat-Josef, Dado, Hundertwasser, Hiquily, Michaux, Meret Oppenheim, Jacques Hérold, Zanartu, Tancredi, Viseux, Brauner, Crippa et bien d’autres, ouvre sur une formule de Francis Picabia : « Les mensonges sont les auxiliaires de la morale. La morale est la ruine de l’humanité. » Six jours après la fin de l’événement a lieu L’enterrement de La Chose. Orchestrée au soir du 14 juillet par Jean-Jacques Lebel, cette cérémonie mortuaire se présente comme un hommage à Nina Thoeren, violée et assassinée l’année précédente à Los Angeles, à l’âge de 22 ans, par un vendeur de bibles afro-américain.
Après une lecture de textes du Marquis de Sade et de Joris-Karl Huysmans, cette commémoration macabre consista à faire porter en gondole une sculpture de Jean Tinguely enveloppée dans un tissu chic de Mariano Fortuny. Elle fut poignardée de manière théâtrale en préalable à son immersion dans le canal de la Giudecca.
Plus expressément anticoloniale, la troisième et ultime édition de l’Anti-procès se tient du 5 au 30 juin 1961 à la Galleria Brera de Milan où fut exposé Flux de Sharpeville asexuée. Inspirée du Guernica de Picasso, cette toile emblématique du peintre Erró fait référence aux 69 morts de la tuerie du 21 mars 1960 par la police sud-africaine qui avait ouvert le feu à Sharpeville sur les milliers de manifestants et militants pacifistes du Pan Africanist Congress. Aux côtés de cette représentation de la violence systémique du régime d’apartheid sud-africain se trouvait Le Grand Tableau Antifasciste Collectif, peinture/collage devenue également emblématique des manifestations Anti-Procès.
Peinte dans l’atelier milanais de Roberto Crippa, réalisée par un collectif constitué d’Erró, Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Antonio Recalcati et Jean-Jacques Lebel, cette toile expressionniste, monumentale (500 cm x 600 cm !) protestataire et engagée sous l’angle de la dénonciation des pouvoirs établis, représente la variété honnie des généraux d’armée et des dignitaires ecclésiastiques, auxquels se mêlent, entre autres motifs, des foules monstrueuses aux visages convulsés, aux regards exorbités, allusions explicites à la torture - ainsi un visage de Madone au fond d’une bouche hurlante, la figure du pape Jean XXIII, une femme écartelée et violée représentant la militante algérienne Djamila Boupacha, des pages collées du Manifeste des 121 déclarant le droit à l’insoumission, le mot « Liberté », quelques décorations de guerre et une croix gammée. Non loin de cette toile lourdement contestataire vivaient plus discrètement, non moins intensément, plusieurs œuvres de Fontana, Matta, Michaux, Rauschenberg, Twombly, Hains et Takis convoyées à Milan depuis Paris par Alain Jouffroy au volant de sa petite Renault Dauphine à carrosserie monocoque et carburateur Solex.
Saisie par la police italienne pour « offense à la religion d’État », en même temps que la toile d’Erró qui reçut le qualificatif d’« offense à la pudeur », mise sous séquestre pendant vingt-quatre ans à la Questura de Milan avant d’être récupérée dans un état déplorable par Enrico Baj, l’œuvre spontanéiste du Grand Tableau Antifasciste Collectif exposée depuis lors dans de nombreuses institutions européennes dont le Musée de la reine Sofia à Madrid et le Centre Pompidou à Paris, est aujourd’hui visible sur les cimaises du musée des Beaux-Arts de Caen.
En 1998, Alain Jouffroy confiera que les manifestations de l’Anti-procès exprimaient également son désir irréductible d’abattre les cloisonnements isolant les différents groupes et avant-gardes constitués. À ses yeux, un tableau de Matta comme Stop the Age of Hemmor (1947) participait de la même volonté de renversement général que les affiches lacérées de Raymond Hains, le Trophée de Bob Rauschenberg, L’Archi-made de François Dufrêne ou une machine anti-fonctionnelle de Jean Tinguely. En ce sens, le plan sur lequel s’élevait l’Anti-procès anticipait déjà le principe d’« Abolition de l’art » théorisé par le poète en 1967. L’idée que l’art n’avait nul besoin de catégories pour être, ni d’aucune référence pour se justifier, se retrouve dans un brouillon tapuscrit du printemps 1960, dactylographié par Jouffroy à destination de la presse française : « L’art n’est ni plus ni moins injustifiable que la vie. L’art consiste évidemment à dépasser l’art, et à exciter en chacun le besoin de le dépasser. Notre révolte n’est donc pas un programme politique, ni un dogme, ni une attitude intellectuelle. Notre révolte consiste d’abord à refuser de jouer le jeu normal, quotidiennement accepté. Nous sommes la contradiction inévitable à tout ce qui se fait. Nul ne peut se servir de nous comme atouts. L’Anti-Procès ne veut ni ne peut s’intégrer à rien. La vérité ne sort pas de la bouche des enfants. Elle n’est pas encore sortie de la bouche des hommes. L’Anti-Procès n’élève de monuments à personne. L’Anti-Procès c’est à chacun de nous qu’il incombe de l’inventer et de lui donner un futur. » (Archives Alain Jouffroy)
Notes :
(1) Son roman, Un rêve plus long que la nuit, paru en 1963 aux éditions Gallimard, est à lire comme un hommage à ces deux femmes avec qui le poète vécut plusieurs années à Venise.











