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1995-2005

« J’ai trouvé le mot Externet en parlant un soir d’hiver 1995, avec des amis, à Paris, chez le peintre poétique qu’est Gérard Thalmann.[…] Depuis que j’ai écrit, en 1996, Dernière recherche de l’âme, demain, où j’en parle beaucoup, je ne cesse depuis d’en parler un peu partout : au Japon comme en Italie, en Corée comme en Côte d’Ivoire et c’est chaque fois, comme si les gens découvraient l’œuf de Colomb. Cela tombe tellement sous le sens, depuis que l’Internet fonctionne à l’échelle policière mondiale, que souvent, comme par exemple à l’Institut franco-japonais de Tokyo, on éclate d’une sorte de rire de soulagement dès que je fais entendre ce mot pour la première fois. » (1)
Concept intempestif, sans ciselé théorique et quelque peu ironique, pied-de-nez à la fascination hypnotique générale pour l’Internet naissant, l’Externet tel que défini par son auteur en 1995 se présente comme une pratique de la rencontre interindividuelle, non virtuelle, non commerciale, non prosélyte. Cette manière d’être impulsée par Jouffroy - un Nicolas Bourriaud parlerait sans doute ici « d’esthétique relationnelle » - partagée en son temps par plusieurs écrivains, poètes, philosophes, artistes, musiciens, viveurs et saltimbanques, s’était donnée pour but de reconquérir une évidence perdue : l’existence ne se programme pas. Soucieux de dénoncer dans leurs œuvres l’hégémonie de la raison calculante sur les corps, ravis de contourner Internet dans le réel de leurs relations physiques, ces individus nullement technophobes mais dotés de discernement critique, anticipaient la menace que feraient peser au siècle suivant l’emprise tyrannique des algorithmes sur le vivant, celle des Big Datas sur les libertés.
« Cette proposition est celle du début d’une nouvelle époque, et surtout, celle du tout début d’une nouvelle pensée, qui n’est pas prête à se transformer en idéologie. Ni communiste, ni anticommuniste, ni capitaliste, ni anticapitaliste, ni anarchiste, ni anti-anarchiste, et – moins encore – neutre, indifférente, planante, sceptique ou cynique. » (2)
Entre 1995 et 2005, l’Externet s’autorisait assez de désinvolture pour ne pas se soucier de sa réception critique par la pensée journalistique ou universitaire. On ne trouvera donc nulle part de photographie de groupe de l’Externet, bien que sa pratique, portée à l’esprit de fête ou de conversation, se soit inscrite dans le paysage de quelques lieux attitrés : un petit appartement de la rue Lamarck à Paris, le café Wepler de la place de Clichy dans la même ville, le bistrot La Manille de la rue Tupin à Lyon, nettement plus à l’Ouest une discrète maison de ville coutançaise, une maison domaniale ornaise du XVIe siècle, une maison de campagne contentinoise du XVIIIe siècle, un café cramoisi de Saint-Sauveur le Vicomte… car « c’est dans le Cotentin à partir de cette presqu’île magnifique que l’Externet rayonne avec le plus de force », écrira Jouffroy en 2000 (3).
L’Externet avait pour ambition de constituer entre individus des solidarités nouvelles nées du jeu renouvelé de rencontres désirées ou incalculées. Elle requérait de ses acteurs la préservation et l’élargissement de ce qui, aujourd’hui, fait généralement défaut depuis que Monde et Technique sont devenus synonymes : la conscience intime du temps, l’expérience directement vécue du réel sans l’interposition d’aucun écran, l’approfondissement de la perception, des processus à l’œuvre dans la vue, la langue et la pensée ; enfin l’attention portée au corps, ce « coin où s’invite réellement la contradiction dans l’individu » (4). Chez Alain Jouffroy, cette ressaisie sensible s’élevait sur une confiance résolue en l’énergie des singularités les plus diverses :
« J’aime les individus, femmes, hommes, garçons-filles, filles-garçons, qui n’ont jamais été « attendus ». Je les reconnais tout de suite. Différents de tous les autres. Ils observent, ils écoutent et quand ils parlent, ils visent très vite le centre faible, contournable mais toujours surpuissant : la famille. Ils créent, recréent sans cesse d’autres familles, ou des contre-familles imaginaires, ils abandonnent finalement toute idée de famille, même imaginaire, et reconnaissent peu à peu, dans chaque individu séparé, le dessin d’un nouvel avenir collectif possible. Pour eux, individuel et collectif ne sont pas, a priori, contradictoires. Je m’entends spontanément avec eux. C’est avec eux, hommes et femmes, que j’ai commencé à penser qu’un autre système de communication pourrait exister, divergent par rapport à tous les autres, que j’ai appelé l’Externet. » (5)
Rétrospectivement, l’Externet semble l’avatar ultime de cette notion de communauté secrète d’individus souverains que Jouffroy a longtemps appelé de ses vœux. L’Externet est également fidèle à ce que fut sa disponibilité intrinsèque, constitutive de son œuvre-vie, ainsi le rappelle Samuel Dudouit quand il dépeint Jouffroy occupé à « faire de sa vie une œuvre ouverte, une ouverture (comme à l’opéra) perpétuelle et à se déposséder de tout » (6).
Dans cet ordre d’idées, le critique d’art Pierre Restany, initiateur du Nouveau Réalisme, estime que chaque site de l’Externet d’Alain Jouffroy correspond au
« champ magnétique d’un réseau d’affinités électives. Les peintres sur lesquels écrit Jouffroy sont ses amis et il parle d’eux comme on parle avec des amis. Et avec ses amis, même lorsqu’il était au faîte de ce pouvoir qu’on qualifie de « critique », grâce à son accès aux médias influents, il ne s’est jamais comporté en chef de groupe, ni même en « opinion leader ». Il a assumé la vérité de son être, le souffle de liberté émanant de son individualisme-révolutionnaire. » (7)
De la société secrète de l’écriture à l’Externet en passant par l’Individualisme-révolutionnaire et Le Club, on peut observer que le pari fait par Alain Jouffroy a reposé sur la fonction historique et révolutionnaire qu’il confère, à tort ou à raison, à certains individus dont il a tenté avec un enthousiasme et une énergie débordante, de multiplier les moyens d’action sur le réel : « En réalité, je faisais fonctionner l’Externet avant même de lui trouver un nom. Je ne cesse depuis cinquante ans, de lier des individus les uns aux autres : pas seulement les poètes du Manifeste électrique à ceux du Manifeste froid et à ceux des revues Aurora et Avant-post, des peintres isolés avec d’autres peintres non moins isolés. […] Pour les poètes, les écrivains, j’ai d’abord parlé, au début des années soixante-dix et singulièrement à propos de Bernard Noël, dans L’Incurable retard des mots, de « société secrète de l’écriture » première formulation de l’Externet. »

(1) Alain Jouffroy, Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet, éditions Joca Seria, Nantes, 2000.
(2) Alain Jouffroy, Electricité-externet. Brouillon sous forme de tapuscrit inédit daté de 2001.
(3) Alain Jouffroy, Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet, op.cit.
(4) Samuel Dudouit, Alain Jouffroy passe sans porte, Les éditions du Littéraire, 2015.
(5) Alain Jouffroy, Rimbaud, Napoléon, Cherbourg et l’Externet, op.cit.
(6) Samuel Dudouit, Alain Jouffroy passe sans porte, op.cit.
(7) Pierre Restany, « Alain Jouffroy, précurseur de l’esthétique relationnelle » in Poésie vécue, préface au catalogue du Musée de l’imprimerie de Lyon, Lyon, 1999.