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1965

Underwood, Fountain, Air de Paris… si les ready-made de Marcel Duchamp ont longtemps été interprétés comme une dérision de l’art, bien à tort, il en est allé autrement pour les créations des « Objecteurs » réunis par Alain Jouffroy en décembre 1965 dans trois galeries parisiennes distinctes. Autant qu’une œuvre peinte, l’objet peut devenir le support d’une aventure mentale et d’un pouvoir émancipateur sans lesquels l’art n’est rien pour Jouffroy. Son souhait d’élargir les typologies classiques de l’œuvre d’art (peinture, dessin, sculpture, photographie…), sa fréquentation de jeunes artistes qui avaient abandonné la peinture au profit de l’objet, ont décidé le poète à rassembler certaines de leurs œuvres et à les exposer comme autant de libres manifestations de la pensée. Dans sa préface au catalogue de l’exposition Les Objecteurs, Alain Jouffroy précise que cette participation renouvelée à l’intimité de la pensée que représente l’objet scénarisé ne va pas contre la peinture : « Les jeunes peintres, assez rares, mais d’autant plus remarquables, qui se sont engagés depuis lors plus avant dans cette voie, ne s’opposent d’aucune manière à la peinture, dont ils ne songent même pas à contester la puissance et la valeur, mais tentent de remettre au premier plan cette pensée sans laquelle la peinture toute entière se dissout dans la futilité esthétique. Ils rendent service à la peinture – à la peinture future – et c’est dans cette perspective ouverte sur l’avenir qu’il faut saisir le sens de leurs objets présents. »
Ce point de contact établi à l’intersection de la vue et de la pensée devant l’objet scénographiant son espace confère à ce dernier une dignité nouvelle. Comme un tableau, l’objet peut devenir le support d’un spectre illimité de significations qui, dès lors, interroge et enthousiasme la scène artistique parisienne. En effet, le succès est au rendez-vous de la galerie Jean Larcade, 34 rue Jacob, où sont exposées les œuvres de Jean-Pierre Raynaud, quand celles d’Arman, de Daniel Spoerri, de Tetsumi Kudo sont visibles au 8 de la rue Montfaucon dans les murs de la galerie J, comme, un peu plus loin au 4 rue Furstenberg, les réalisations de Daniel Pommereulle chez Jacqueline Ranson.

Ce triple ensemble pensé et scénarisé par Jouffroy aura décomplexé la pratique artistique en démontrant que l’objet théâtralisé, finalement se rapproche d’un tableau qui se prolongerait au-delà de lui-même, débordant du côté de sa troisième dimension jusqu’à se faire sculpture, architecture, théâtre, environnement… en ce sens, pionnière, l’exposition Les Objecteurs impose à Paris la pratique naissante de l’installation, pratique qui deviendra courante dans l’art conceptuel, le minimalisme, l’arte povera…
En 2000, Pascal Letellier écrivait à juste titre, dans sa préface à Objecteurs/Artmakers, que les Objecteurs avaient marqué dans le paysage de l’art l’apparition de l’installation « comme solution plastique au paradoxe de l’image et de la forme. » Leurs œuvres ont également donné corps à cette révolution du regard théorisée par Jouffroy dans son essai éponyme de 1964. Pour autant, pas question de faire groupe, monter un collectif, créer une école. Lier artificiellement des artistes dont les pratiques et les vues se savaient exclusives les unes des autres eût été contraire au but recherché : « Les Objecteurs ne peuvent se grouper d’aucune manière : chacun d’eux est seul, entièrement seul, dans son aventure. Entre Arman et Spoerri, il y a déjà un abîme ; entre Jean-Pierre Raynaud et Daniel Pommereulle, un autre abîme. »
Anti publicitaire, le pari de Jouffroy avec Les Objecteurs, une fois de plus est celui de la confiance octroyée en l’individu créateur ; celui ont le cheminement solitaire est en capacité de conduire à une redécouverte de la totalité de la pensée « commune à tous ». Il n’est pas insignifiant qu’en cette même année 1965, le poète pose les premiers jalons de son individualisme-révolutionnaire : « Théorie et pratique du rôle révolutionnaire de chaque individu dans la vie de tous les individus. »
Parmi les œuvres remarquables que révèle au public cette triple exposition, de celles qui court-circuitent la pensée, élargissent ses connexions mentales, la précipitent hors d’elle-même ou déclenchent une déflagration de sa substance nerveuse, on notera L’En dedans pris et la Cible par d’autres visées de Daniel Pommereulle, procédant de sa suite d’apparitions isolées dite des Objets hors vue, mais également Le Blason de Kiwi, « tableau-piège » de Daniel Spoerri et Douloureux souvenir son « Détrompe-l’œil », encore, le silencieux Psycho-collage aux papillons de Jean-Pierre Raynaud ou les assemblages cubiques et ouverts de la série Your Portrait de Tetsumi Kudo.
En 2000, sous l’impulsion de son commissaire Pascal Letellier, l’exposition « Objecteurs/Artmakers » qui prend place au Théâtre national de Cherbourg reconstitue l’exposition « Les Objecteurs » mais pour l’associer à une génération nouvelle de jeunes artistes (Jérôme Basserode, Alain Bublex, Claude Closky, Frédéric Coupet, Michel Guet et Monique Le Houelleur) Six créateurs choisis par Alain Jouffroy, réunis par lui sous le nom d’artmakers, qui avaient pour commune pratique de multiplier leurs moyens d’expression pour échapper à la spécialisation.