Le 21 mai 1968 à Paris, dans l’effervescence de l’insurrection étudiante, Michel Butor, Jean-Pierre Faye, Nathalie Sarraute et Alain Jouffroy prennent l’initiative de fonder l’Union des écrivains. Ce quatuor naissant ne se présente pas comme un collectif littéraire mais comme un comité d’action. Sa première manifestation se concrétise par la prise de possession de l’Hôtel de Massa, siège de la Société des Gens de Lettres, « institution vétuste et non représentative, mais qui bénéficie de privilèges injustifiés, de puissants moyens matériels et de l’appui des pouvoirs publics ». Par la force des événements, en réalité celle d’un « commando sans armes à la détermination souriante », la S.G.L devient un happening de banderoles improvisées et de palabres exaltées dans la fumée des Gauloises.
Étudiants, militants, enseignants, comédiens, lecteurs, traducteurs, poètes, écrivains, travailleurs du livre débattent bruyamment jour et nuit dans ses murs, cohabitant dans un contraste assez cocasse avec d’imperturbables astronomes en blouse, absorbés silencieusement dans la contemplation des astres et le réglage de leurs télescopes sur les toits de l’institution.
Lors de sa première assemblée générale au soir du 28 mai 1968, suite à l’appel lancé par son quatuor fondateur, l’Union des écrivains reçoit le soutien de 200 signataires et personnalités marquantes telles Bernard Pingaud, Jacques Roubaud, Maurice Roche, Michel Leiris, Henri Michaux, Pierre Emmanuel, Vercors, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Fort de ces soutiens, le collectif s’emploie à une première critique radicale du pouvoir gaulliste. À cet exercice de contestation attendu s’ajoute l’appel à une liberté d’expression totale pour les écrivains et en vue de défendre au mieux leurs intérêts matériels, la revendication d’une révision complète du statut de l’auteur.
« Association libre et fraternelle provisoirement dépourvue de forme juridique et de statuts qui entend fonctionner dans l’anonymat », ouverte à tous, administrée collégialement par un comité révocable à tout moment par son assemblée générale, l’Union des écrivains aux tendances esthétiques variées, s’inspire dans les faits de l’Union des écrivains tchécoslovaques. Ses prises de parole publique avaient protégé les voix dissidentes et ouvert l’espace à une critique du régime communiste, déterminante dans l’avènement du Printemps de Prague.
À Paris, une préoccupation constante de l’Union des écrivains fut de porter la réflexion sur les conditions d’exercice de l’activité littéraire dans la nouvelle société en gésine. Elle demandait également à sortir les auteurs de leur isolement traditionnel, n’hésitant pas non plus à flétrir le stéréotype de l’écrivain, génie solitaire flottant au-dessus des contingences sociales. Contrairement au collectif Tel Quel qui admettait mal la destitution des privilèges symboliques associés à l’écrivain d’avant-garde – en particulier la contestation par la parole populaire, du primat révolutionnaire de l’écriture – l’Union des écrivains se déclara solidaire des mouvements étudiants et ouvriers. Le 30 mai 1968, elle affirme publiquement son désir de « contribuer à l’édification d’une société nouvelle de type socialiste, fondée sur la propriété collective des moyens de production et leur gestion démocratique, qui ne soit pas dominée par un appareil bureaucratique ni orientée vers la seule consommation.»
Dans cette atmosphère de contestation générale, Alain Jouffroy ne renonce pas à l’exercice d’une écriture poétique résolument individualiste. (« Écrire, c’est faire la guerre des mots qui changent l’histoire » déclarait-il dans Trajectoire.) Pour autant, il n’oppose pas sa pratique personnelle de l’écrit à la prise de parole collective et anonyme qui s’exprime alors sur les murs de Paris, les barricades, les affiches et les tracts. Actu I, court-métrage tourné au cœur des émeutes de mai 68 avec Philippe Garrel célèbre au plus près de l’action, en images et sons la réalité révolutionnaire des événements de mai. Déclaré perdu mais redécouvert et restauré par la Cinémathèque française en 2014, Actua I s’avère un mélange de pellicule 35mm et de captations en 16 mm réalisées dans le feu de l’action par des compagnons et étudiants-cinéastes proches de Garrel. Ainsi Laurent Condominas du collectif Zanzibar aurait opéré à la caméra, et Laura Gabriela Duke suggéré quelques prises vues pendant le tournage. Dix ans plus tard, Jouffroy confie dans le Roman vécu : « Actua I, le film que j’ai réalisé avec Philippe Garrel demeure sans doute ce que j’ai accompli politiquement de plus net entre mai et juin 1968. Nous nous sommes enfermés, Philippe et moi, pendant deux jours et deux nuits, sans dormir, pour visionner les rushes qui ont servi au montage définitif et pour éviter les interminables discussions qu’aurait provoquées la présence à nos côtés de tous ceux qui se découvraient brusquement une vocation de cinéastes révolutionnaires. Certains plans d’Actua I sont aussi beaux, aussi magiquement électrisés que les plus belles séquences du Napoléon d’Abel Gance : l’œil de Philippe Garrel fut tout dans cette beauté. »
Dans un échange avec Jean-Pierre Faye (1) qui remémore les temps troublés de la Révolution française, Jouffroy assure que le silence célèbre de Saint-Just au 9 thermidor, son renoncement à la parole, avaient eu pour conséquence l’infiltration d’un discours contre-révolutionnaire lequel se serait poursuivi jusqu’aux temps présents. Le poète en déduisait la nécessité, pour l’Union des écrivains, d’accueillir le spontanéisme oral de la jeunesse en révolte afin de lever les antinomies traditionnelles qui opposent la pensée à l’action. Un plan filmé d’Actua I en retrouve l’esprit : deux voix, celle d’un homme et d’une femme, énoncent leur vérité de révoltés sur un plan-séquence de vols de pavés : « Si tu crois que les banderoles suffisent, tu te trompes. Si tu crois que les mots d’ordre suffisent, tu te trompes. Si tu crois, tu te trompes » - « Ce qui vient au monde pour ne rien changer, ne mérite , ni égard, ni patience. »
L’autre inflexion de l’Union des écrivains visait à l’amélioration effective du sort des auteurs. Le collectif a ainsi repensé le statut social de l’écrivain pour l’assimiler à un « travailleur », acteur de transformation sociale au même titre que tous les autres, et comme tel, indissociable du procès « révolutionnaire » en cours.
Une proposition phare du collectif demandait l’abolition du délai au terme duquel les œuvres littéraires tombent dans le domaine public, les recettes engrangées par ce changement étant appelées à financer un fonds littéraire autogéré pour subvenir aux besoins des écrivains. Ce principe de solidarité courant à travers les générations ne verra jamais le jour, contrairement à d’autres propositions du collectif qui inspirèrent en droite ligne la création de l’AGESSA en 1975, organisme de gestion de la sécurité sociale des auteurs.
(1) « Questions échangées entre Alain Jouffroy et Jean-Pierre Faye sur l’écriture et la parole » in Les Lettres françaises, 2-8 mai 1968.









