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XXe siècle n°45,
1975

Reconnue pour sa dimension avant-gardiste et son ouverture à l’expérimentation plastique, la revue XXe siècle créée en 1938 par Gualtieri di San Lazzaro, aura réuni les plus grands noms de l’art moderne et contemporain. « Je veux, écrivait alors San Lazzaro, faire une revue ouverte aux artistes de toutes tendances, à condition qu’il s’agisse d’artistes authentiques ; et surtout, je voudrais m’occuper des sacrifiés, les jeunes abstraits, étouffés par un héritage écrasant. Ce ne sera pas une revue luxueuse comme Verve, ni une pierre tombale comme Les Cahiers d’art. Picasso m’a dit que certaines reproductions de Verve reviennent plus cher que les originaux. Moi au contraire je veux insérer des originaux dans ma revue ; des gravures de Matisse, Arp, Miro, Magnelli, Laurens, Marino Marini, etc. … » En 1972, cette publication luxueuse accueille les écrits critiques d’Alain Jouffroy. Deux ans plus tard, San Lazzaro lui confie le poste de rédacteur en chef de XXe siècle. Jouffroy est alors associé dans cette entreprise à Pierre Volboudt et Gilbert Lascault.
XXe siècle paraît deux fois l’an sous couverture rigide pelliculée. Comme à l’accoutumée, chaque numéro présente des lithographies originales d’artistes contemporains tels que Jasper Johns, Robert Motherwell, James Rosenquist, Robert Indiana, André Masson, Hans Hartung, Matta, Maria Elena Vieira da Silva, Wifredo Lam, Henry Moore, Alexander Calder, Dorothea Tanning… Un tirage malthusien de leurs multiples signés et margés, limité à 100 exemplaires, permet d’assurer pendant plusieurs années les coûts de fabrication de la revue. Cette solidarité artiste, gage d’autonomie financière de XXe siècle a aussi garanti son indépendance critique. Sauf exception, ses pages intérieures échappent à la réclame des annonceurs.
Posté aux commandes de la publication jusqu’en 1981, Alain Jouffroy affirme l’autonomie de la revue dans un champs critique miné par les systèmes théoriques en vogue et leurs grilles de lecture normative, tout en affirmant ses positions préférentielles pour les formes avant-gardistes, anciennes et naissantes de l’art figuratif. L’approche profondément humaine de la création artistique chez Jouffroy, son constant souci de se rapprocher de la « vérité » du créateur, d’en saisir les enjeux au plus près de sa pratique, sa très grande force de travail enfin, ont produit des textes marqués par une liberté d’analyse qui n’hésitaient pas à se risquer hors du seul domaine de la réflexion plastique.
En termes situationnellement choisis, l’écriture de Jouffroy s’apparente à une « organisation du moment vécue » qui implique ensemble le regardeur, le créateur, sa création et bien souvent, l’atelier de la création. Une quaternité en actes, un principe anti-journalistique dès lors qu’il ne s’agit plus de rapporter une opinion d’après-vernissage, mais d’être présent avec l’artiste, là même où les choses se font, là ou les mains sont au travail. Cette démarche à la dimension autobiographique assumée, aux antipodes d’une certaine critique conceptuelle et formaliste en vogue dans la décennie 1970, transforme le travail critique en expérience existentielle.
À rebours des tentations d’une recherche purement interprétative des codes de représentation, la démarche de Jouffroy s’éloigne de la mise en coffre rhétorique ou idéologique de l’art par les appareils critiques marxisants pour lesquels la création ne pouvait être qu’une délégation politique.
Pour le poète, la cause est entendue : la modernité et l’avant-garde relèvent essentiellement de l’aventure biographique personnelle, intime et collective de créateurs libres, quête inaliénable dans laquelle l’artiste se retrouve tout entier dans les déterminations de son art.
Sous l’impulsion de Jouffroy, XXe siècle rappelle les grandes lignes de force opérées par Dada et le surréalisme, deux avant-gardes en voie d’historicisation. Mais bien davantage, la revue démonte les vieilles rivalités d’école Paris/New-York pour mieux rendre compte de la vitalité moderne agissant par-delà les nations, révélant par exemple la trame des influences réciproques entre artistes européens et américains. Par exemple l’ombre portée de Kurt Schwitters derrière Bob Rauschenberg, celle de René Magritte sur Claes Oldenburg, celles de Matta et André Masson sur Jackson Pollock.
En jouant de complémentarité pour éclairer le paysage artistique de son temps, là ou de part et d’autre de l’océan atlantique une certaine critique campait sur des positions isolationnistes, XXe siècle a quelque peu contribué à dégager la scène de l’art contemporain de ses crispations manichéennes et de ses fantasmes d’hégémonie culturelle.
Sous la direction de Jouffroy, la revue ne joue pas la France contre les États-Unis, et ce dernier n’agit pas différemment vis-à-vis de l’opposition communément admise entre abstraction et la figuration : « Il y a des gens assez bornés pour encore parler à ce propos de « peinture figurative » et de « peinture abstraite ». Ces gens qui confondent l’aventure d’un peintre avec le chapitre d’une très mauvaise histoire de l’art, ou d’un traité d’esthétique, croient (assez naïvement, parfois) que la peinture cesse de représenter quelque chose dès que le sujet en est moins apparent. »
Ici, le rôle d’intercesseur du poète entre deux mondes moins violemment opposés qu’il n’y paraît, aura contribué à dynamiser la vitalité critique de XXe siècle qui embrassa une large diversité de pratiques artistiques… Action painting, Art conceptuel, Nouveau réalisme, Figuration narrative, Pop’art, Abstraction américaine… Ce panorama requérant des collaborations averties, Jouffroy s’est également assuré les collaborations éclairées de Werner Spies, Guido Ballo, John Cage, Catherine Millet, Sydney Horn, Gérald Gassiot-Talabot, Gilbert Lascault, Pierre Restany… En sollicitant les meilleures plumes critiques de leur temps, XXe siècle aura permis d’éclairer les principaux champs de l’expérimentation artistique avant que son aventure éditoriale ne prenne fin en janvier 1981.