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1977

Une complicité intellectuelle forte a existé entre Alain Jouffroy et l’historien de l’art suédois Pontus Hulten, personnalité hors-norme et premier directeur du Centre Pompidou qu’il éleva par l’audace et la justesse de ses choix artistiques, au rang des meilleures institutions muséales internationales. Jouffroy et Hulten avaient en commun un certain goût de la rupture, le dégoût des cloisonnements, la volonté impénitente de faire cohabiter toutes formes d’art sans exclusive ; attitude également conforme, faut-il le rappeler ici, au vœu de Georges Pompidou lui-même.

En 1977, Pontus Hulten soutient le projet et l’organisation de l’exposition « Topino-Lebrun et ses amis » auquel Jouffroy songe depuis plusieurs années. Conçu et scénographié par Alain Jouffroy, avec la collaboration de l’historien de l’art Philippe Bordes, l’événement qui se tient du 15 juin au 15 août 1977 réunit une sélection d’artistes contemporains autour de La Mort de Caius Gracchus, toile historique monumentale (4 m x 6 m) de François-Jean-Baptiste Topino-Lebrun, peintre d’Histoire, élève de David, préoccupé de politique révolutionnaire autant que de peinture.

En 1971, Alain Jouffroy commence un travail d’enquête personnel sur une période historique mal connue, l’aube du 1er Empire, et ce faisant, découvre l’affaire judiciaire Topino-Lebrun du nom de cet artiste, juré du Tribunal révolutionnaire en septembre 1793. En 1797, le peintre Topino-Lebrun fut accusé de conspiration contre Bonaparte pour avoir fourni le modèle des douze poignards avec lesquels les prétendus conjurés Guiseppe Cerrachi, Dominique Demerville et Joseph-Antoine Arena méditaient d’assassiner le Premier Consul. Suite à un procès à charge rapidement expédié, Topino-Lebrun est guillotiné sur ordre de Bonaparte le 11 janvier 1801 en place de Grève.

En 1973, avec Servane Zanotti son assistante, Jouffroy écume les archives relatives au procès Topino-Lebrun dans les murs de la bibliothèque du Quai des Orfèvres à Paris. Les notes du tribunal révolutionnaire et les documents de police le convainquent que l’accusation de complot jacobin ne fut qu’une fiction policière destinée à calomnier et compromettre le peintre. Entretemps, le poète a retrouvé la trace de La Mort de Caius Gracchus dans les caves du musée de Longchamp à Marseille ville natale de Topino-Lebrun.

En 1977, par l’entremise de Pontus Hulten Jouffroy non seulement réhabilite la figure de ce peintre-martyr, élève de David, mais porte également un éclairage neuf sur la dimension politique de son œuvre au travers de la présentation de La Mort de Caius Gracchus.
Contrairement à ce que laisse entendre son intitulé, le sujet réel de cette toile monumentale de Topino-peinte en 1797 n’est pas une représentation de la mort du réformateur social de la République romaine, suicidé en -121 av.J-C à Rome, mais celle du révolutionnaire français Gracchus Babeuf, théoricien de la Conjuration des égaux et de l’Égalité des jouissances, précurseur du communisme moderne et inspirateur de Karl Marx, guillotiné à Vendôme en 1797.

Loin de s’en tenir à une réactivation de la mémoire d’un peintre martyr du pouvoir consulaire, vite marginalisé par l’histoire, l’exposition proposait de confronter l’histoire révolutionnaire française et certaines problématiques contemporaines, politiquement conflictuelles. Entre la peinture d’Histoire du XVIIIe siècle et certaines formes narratives de l’art contemporain, un lien était renoué, appelé à montrer comment la figure du révolutionnaire, maître ou martyr, se manifeste dans les nouvelles formes d’expression picturale. À l’invitation de Jouffroy, les artistes Bernard Dufour, Erró, Gérard Fromanger, Jacques Monory, Antonio Recalcati, Vladimir Veličković et Jean-Paul Chambas étaient donc conviés à nourrir un dialogue personnel avec la peinture d’Histoire sur l’engagement et la violence politiques. Regroupées autour du grand tableau de Topino-Lebrun, leurs œuvres s’emparaient de certaines figures révolutionnaires emblématiques telles Che Guevara, Salvador Allende, le militant ouvrier maoïste Pierre Overney ou encore Holger Meins de la Rote Armee Fraktion. Nécessairement, cet exercice tentait de redonner à une certaine peinture narrative sa dimension d’enjeu historique tout en interrogeant la capacité et la pertinence de l’art à porter en 1977 un message politique.

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